Eric Maurel est procureur général près la cour d’appel de Basse-Terre depuis le 1er septembre 2022. Il revient pour La Voix d’Artelis sur son parcours et les spécificités du métier de procureur général dans un territoire d’Outre-mer.
Pourriez revenir sur vos études et votre parcours en tant que magistrat ?
J’ai fait des études dans un cursus très linéaire. Après un baccalauréat philosophie-lettres, je suis rentré en faculté de droit et j’ai obtenu ma Maitrise mention carrières judiciaires au bout des 4 années de faculté. Puis, je me suis donné une année pour préparer le concours de l’Ecole Nationale de la Magistrature. Durant cette année, sans autre préparation qu’une inscription à l’institut d’études juridiques de Bordeaux, j’ai préparé le concours que j’ai eu la chance d’obtenir dès la première fois.
Je suis rentré à l’Ecole Nationale de la Magistrature après une année de service militaire en janvier 1985. La scolarité durait à l’époque 2 ans et demi, et à l’issue j’ai obtenu un poste de substitut du procureur de la République au tribunal d’Ajaccio où je suis resté 2 ans. Ensuite, j’ai été substitut du procureur de la République à Bayonne où je suis resté 8 ans parce que j’étais dans ma région d’origine.
De là, j’ai été nommé en janvier 1997, pour la première fois, procureur de la République à Abbeville dans la Somme. Puis une deuxième fois procureur de la République à Saint-Omer dans le Pas-de-Calais et une troisième fois procureur de la République à Pau en novembre 2004.
Il était ensuite temps de voir comment cela fonctionnait dans les grandes juridictions de la couronne parisienne et donc j’ai réalisé un avancement, qui s’appelle dans notre jargon « le hors hiérarchie », qui est le grade le plus élevé dans la magistrature actuellement. Ce qui m’a permis d’être nommé procureur de la République adjoint à Pontoise. J’y suis resté 6 ans, et à l’issue j’ai été nommé procureur de la République à Nîmes, poste où je suis resté environ 5 ans et demi.
Et c’est ainsi qu’en septembre 2022, j’ai été nommé procureur général près la cour d’appel de Basse-Terre où j’exerce des fonctions depuis.
Quelles sont les principales missions d’un procureur général, notamment par rapport à un procureur de la République ?
1. La différence entre les métiers de procureur de la République et de procureur général
Le travail entre un procureur de la République et un procureur général est extrêmement différent. Le procureur de la République a pour mission de diriger l’activité de police judiciaire, de coordonner, animer et contrôler les enquêtes qui sont faites sous son autorité, étant précisé que le procureur de la République intervient aussi bien en matière pénale, qu’en matière civile et commerciale, ainsi que dans les politiques publiques et les politiques de la ville. Le procureur de la République est chargé d’adapter aux réalités locales de son ressort les éléments de politique pénale, qui sont eux-mêmes déclinés par le procureur général. C’est là que la grande différence se fait puisque le procureur général, qui a donc sous son autorité un ou plusieurs procureurs de la République (un à douze selon l’importance de la cour d’appel), est une interface entre le ministère et les procureurs de la République.
2. L’application de la politique pénale du Gouvernement à un territoire donné
Le ministère public, ce qu’on appelle dans le jargon le parquet (appellation qui vient du Moyen Age et qui signifie un petit enclos), est organisé de manière hiérarchique. En application du Code de procédure pénale, la politique pénale est déterminée par le ministre de la Justice, garde des Sceaux. Il revient au procureur général de décliner cette politique pénale au niveau du ressort de sa cour d’appel.
Il a donc la responsabilité de veiller à ce que les grandes orientations gouvernementales en matière de politique pénale soient effectivement mises en œuvre par les procureurs de la République. Le procureur général va donc donner des directives d’ordre général, et non pas des instructions d’ordre individuel qui n’existent plus, pour que les procureurs de la République appliquent la loi de la manière la plus égale possible sur l’ensemble du territoire concerné.
C’est le principe d’égalité du citoyen devant la loi, qui se double par ailleurs du principe d’égalité du citoyen dans l’accès à la Justice. Ce sont deux principes fondamentaux. Il y a cependant une autonomie très importante des procureurs de la République pour adapter ces politiques pénales aux réalités de leur territoire respectif. Le procureur général va donc veiller à l’harmonisation de la mise en œuvre de ces politiques pénales afin que dans une même région, les choses se fassent à peu près de la même manière.
3. Des fonctions de gestionnaire des agents
Ce n’est pas la seule fonction du procureur général, c’est la plus fondamentale mais ce n’est pas la seule. Le procureur général a aussi des fonctions de gestionnaire. L’institution judiciaire fonctionne de manière dyarchique, c’est-à-dire que toute institution, tribunal ou cour d’appel, est dirigé par deux personnes :
Au niveau du tribunal, le président et le procureur de la République. Le président ayant une autorité organisationnelle et non pas décisionnelle, en vertu de l’indépendance des juges. Le procureur de la République ayant à la fois une autorité organisationnelle et décisionnelle sur les membres du parquet.
Au niveau de la cour d’appel, on retrouve à peu près la même chose. C’est une institution un petit peu à double dimension puisque qu’on est dans le deuxième degré de juridiction. Le premier président à une autorité organisationnelle sur les magistrats du siège de la cour (conseillers et présidents de chambre), tandis que le procureur général à une autorité hiérarchique sur les membres de son parquet général.
4. Les volets immobiliers, budgétaires et de ressources humaines
Mais en plus, le procureur général, en lien permanent avec le premier président, a pour responsabilité de veiller à la politique immobilière du ressort. C’est-à-dire veiller à l’entretien, la rénovation, voire à la construction de bâtiments judiciaires. A Basse-Terre, ça me prend un temps extrêmement important puisque nous avons plusieurs projets immobiliers : l’extension du palais de Justice de Pointe-à-Pitre, la construction d’un nouveau palais de Justice à Basse-Terre, la construction d’une cité administrative et judiciaire sur l’ île de Saint-Martin (à 300 km de la Guadeloupe) et le ravalement du palais de Justice de Basse-Terre. Mais également des opérations de desserrement, puisqu’avec les recrutements qui ont été décidés par le garde des Sceaux, on a plus de personnes qui arrivent ou qui vont arriver dans les juridictions et il nous faut des locaux pour loger magistrats, greffiers, contractuels, juristes assistants et autres agents du service des juridictions.
Cette deuxième grande mission se couple d’autres missions qui sont budgétaires, c’est-à-dire de négocier avec le ministère de la Justice les moyens financiers dont vont pouvoir disposer la cour d’appel et les juridictions du ressort en terme de budget de fonctionnement (dépenses d’ordre obligatoire) parce qu’il faut payer l’eau, l’électricité, le papier, les stylos, acheter des ordinateurs, des chaises, etc. Et on peut aussi essayer d’améliorer les conditions de travail des agents en faisant d‘autres types de dépense.
A ce volet immobilier et budgétaire, s’ajoute un volet ressources humaines. C’est toute la gestion de l’ensemble des agents qui sont placés sous l’autorité des chefs de cour d’appel, que ce soit les contractuels, les vacataires, les assistants de justice, les juristes assistants, les magistrats, etc. Il faut gérer pour chacun la situation personnelle mais aussi les parcours de carrière et donc les évaluations. Pour cela, le procureur général et le premier président bénéficient d’un service de soutien qui s’appelle le service administratif régional.
Le temps consacré à l’administration et à la gestion pour un procureur général représente quasiment 80% de son temps de travail.
5. Porter la parole du ministère public devant les juridictions
On pourrait croire que ce métier est loin du juridictionnel mais pas du tout puisque le procureur général intervient quand même aussi devant les juridictions de son ressort. Il a sous sa responsabilité directe, toujours en dyarchie avec le premier président, le fonctionnement des différentes formations de jugement de la cour d’appel.
En tant que procureur général, je porte la parole du ministère public, personnellement le plus souvent possible, mais surtout par le biais de mes collaborateurs et de mes collègues substituts généraux et avocats généraux devant la chambre des appels correctionnels qui juge des dossiers correctionnels qui ont fait l’objet d’un recours après un premier jugement devant des tribunaux correctionnels. J’interviens également devant la chambre de l’instruction notamment dans le contentieux de la détention, devant la chambre de l’application des peines, devant la chambre commerciale mais aussi devant les chambres civiles parce qu’il y a des dossiers civils qui nécessitent soit obligatoirement, soit à titre facultatif, l’intervention du ministère public : adoption, nationalité, changement de régimes matrimoniaux, requête en indemnisation, etc.
Et bien entendu, devant la cour d’assises et la cour criminelle départementale de Basse-Terre qui représentent une part très importante de notre activité. En Guadeloupe, la cour d’assises et la cour criminelle fonctionnement quasiment à temps plein, du 2 janvier au 20 décembre, ce qu’on appelle en session permanente, vu la très importante activité criminelle dans le ressort de la cour d’appel de Basse-Terre.
Je peux même, et je vais le faire dans quelques semaines, me déléguer pour intervenir devant les tribunaux lorsqu’il y a des problèmes d’effectif par exemple. C’est le cas sur l’ île de Saint-Martin où nous avons des problèmes en matière de ressource humaine. Symboliquement, je vais aller prendre des audiences correctionnelles à Saint-Martin pour montrer à mes collègues le soutien du parquet général.
6. La collaboration avec les différents acteurs régionaux
Ce n’est pas tout, un procureur général a pour mission, au titre de la déclinaison des politiques gouvernementales, d’être un interlocuteur de très nombreuses autorités à commencer par le préfet de région pour qu’il n’y ait pas de distorsion entre les politiques mises en œuvre par l’Etat sur le plan administratif et les stratégies judiciaires. Il faut qu’il y ait de la cohérence, chacun dans son champ de compétences avec sa spécificité, notamment la spécificité judiciaire.
Je travaille bien entendu en relation constante avec le bâtonnier pour veiller à la qualité des relations avec les avocats, mais aussi pour mettre en œuvre des méthodes de travail qui conviennent à tout le monde.
De toute façon, dès qu’une autorité quelconque (conseil régional, conseil départemental, service déconcentré de l’Etat) veut mettre en place une action qui déborde sur le territoire d’un seul des tribunaux et donc d’un seul des parquets, ma responsabilité est d’intervenir pour précisément veiller à l’harmonisation régionale.
7. La dimension diplomatique
Enfin, il y a une spécificité des procureurs généraux qui prend tout son sens en Outre-mer, en particulier en Guadeloupe où j’ai en face de moi 7 Etats (la Dominique, les dépendances de Sint Marteen qui dépendent des Pays-Bas, Montserrat, Barbuda, etc.) qui sont un vrai sujet de préoccupation pour nous car ce sont des points de passage de la grande criminalité organisée du trafic de stupéfiants. C’est un travail très important au niveau international et notamment en Outre-mer avec une dimension diplomatique, en lien bien entendu avec des ambassadeurs de France.
Sur quelle zone géographique s’étend le ressort de la cour d’appel de Basse-Terre ?
La cour d‘appel de Basse-Terre couvre un territoire archipélagique plutôt grand avec 13 îles dont 8 îles habitées. A titre principal, cela couvre la Guadeloupe qui est composée de 2 îles qui se touchent : la Basse-Terre et la Grande-Terre, c’est ce qu’on appelle le fameux papillon guadeloupéen. La Basse-Terre étant une zone montagneuse et volcanique et la Grande-Terre étant une zone plutôt plate, calcaire et où il y a donc l’essentiel de l’activité touristique avec les grandes plages de sable blanc. Au Sud, à environ une dizaine de kilomètres, nous avons les Iles des Saintes : Terre-de-Bas et Terre-de-Haut. Au Sud-Est, nous avons la grande île de Marie-Galante, à une heure de bateau. A l’Est, nous avons La Désirade.
Tout au Nord, à 300 kilomètres de distance, nous avons les deux collectivités d’Outre-mer, qui ne dépendent pas administrativement de la Guadeloupe qui est un département-région d’Outre-mer : l’île de Saint-Martin et l’ île de Saint-Barthélemy. Saint-Martin a la particularité d’être divisé en deux, entre la France et les Pays-Bas. L’Etat de Curaçao, qui est un Etat associé au royaume des Pays-Bas, ayant sa souveraineté sur Saint-Martin (Sint Marteen). Nous travaillons donc en étroite collaboration quotidienne avec les magistrats néerlandais qui sont en poste à Sint Marteen. Ce qu’il faut savoir c’est que les îles de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy dépendent du procureur de la République de Basse-Terre et que pour pouvoir rejoindre ces îles, entre le trajet jusqu’à l’aéroport puis le vol jusqu’à ces îles et arriver à son tribunal de Saint-Martin, il faut une demi-journée.
Quelles sont les spécificités de ce territoire et les contentieux les plus importants ?
C’est un territoire qui présente effectivement des particularités. Ce qu’on appelle la Guadeloupe continentale, c’est-à-dire Basse-Terre, Grande-Terre, les Saintes, Marie-Galante et la Désirade représentent à peu près 385 000 habitants. Les îles du Nord, Saint-Martin et Saint-Barthélemy, représentent à peu près 45 000 habitants.
C’est une petite communauté humaine qui est composée de nombreuses populations très divers, à la fois historiquement en raison de la colonisation et de l’esclavage mais aussi de flux migratoires importants venant de la Dominique, de la République dominicaine et de Haïti. Il y a une très grosse communauté haïtienne qui ne cesse de grandir à raison des événements dramatiques qui se déroulent en Haïti. Bien entendu, on retrouve des personnes d’origine européenne, africaine, des Indiens, une importante communauté syro-libanaise, des Chinois, etc. C’est un vrai patchwork avec des identités culturelles, sociologiques très fortes. Chaque île ayant, en plus, son identité propre.
Nous sommes face à l’Amérique latine, très proche des Etats-Unis parce que Porto Rico doit être à peu près à 300 kilomètres de Saint-Martin et le Venezuela n’est qu’à 600 kilomètres. Nous sommes confrontés sur place à des phénomènes de gangs comme au Mexique, en Colombie ou aux Etats-Unis d’Amérique. Ce sont de vrais gangs criminels extrêmement violents et dangereux, très structurés, qui sont impliqués dans le trafic de stupéfiants local, dans le vol à main armée, l’extorsion, etc. Nous sommes confrontés, en raison de notre positionnement géographique, au trafic international de produits stupéfiants (notamment la cocaïne à destination de l’Europe), la traite des êtres humains, la prostitution (proxénétisme), les flux migratoires illicites et le trafic d’armes extrêmement important qui est un vrai fléau sur la Guadeloupe.
Tous ces facteurs, liés à des facteurs d’ordre sociologique, une très grande précarité, beaucoup de chômage, de l’illettrisme, une consommation importante d’alcool et de produits stupéfiants, font que nous sommes confrontés à un très haut niveau de criminalité de sang (2ème rang national après la Guyane). En moyenne, nous avons chaque année entre 35 et 50 meurtres et assassinats et plus d’une centaine de tentatives avérées. A cela s’ajoutent des violences avec armes, des violences intrafamiliales et violences faites aux femmes de très haut niveau. Cela impacte l’activité des parquets de manière très significative. Les sujets d’activité judiciaire ne manquent pas sur ce territoire.
On y vit cependant très bien et on a une qualité de vie qui y est remarquable
De plus, c’est l’évolution de la société et c’est très bien comme ça, nous avons des préoccupations plus contemporaines notamment en terme d’infractions d’atteinte à la biodiversité, d’infractions au droit pénal de l’environnement que ce soit dans le trafic des espèces protégées ou en terme de qualité de l’eau potable qui est un vrai problème ici.
Enfin, c’est lié à des phénomène sociologiques et historiques, nous avons aussi un haut niveau d’atteinte à la probité avec des élus qui sont impliqués dans des affaires de prise illégale d’intérêts, de favoritisme, etc.
D’un point de vue plus personnel , pourquoi avez-vous postulé à ce poste de procureur général près la cour d’appel de Basse-Terre quand vous étiez encore procureur de la République à Nîmes ?
C’est quelque chose que je n’avais pas envisagé du tout. Quand on part en Outre-mer, c’est aussi un projet familial. C’est une proposition que le ministère m’a faite et qui m’est apparue intéressante. Nous en avons discuté en famille et un accord est survenu pour se lancer dans cette aventure humaine et professionnelle.
Le défi m’apparaissait d’autant plus intéressant que non seulement le métier de procureur général, comme vous l’avez compris, est un métier particulier. J’avais été quatre fois procureur de la République et j’avais peut-être envie désormais de voir autre chose, une autre dimension du métier judiciaire.
Surtout, j’avais eu la chance de vivre enfant puis adolescent en Guadeloupe, de 1964 à 1966 puis de 1974 à 1977. C’était une sorte de retour, une sorte de cycle en fin de vie professionnelle. Je trouvais que c’était un signe du destin original et plutôt sympathique. C’est la raison pour laquelle j’ai postulé pour ce poste.